Cette injonction a sa légitimité, bien sûr. La notion de continuité du service public est essentielle. De même laisser sans accompagnement et sans instruction tous les enfants pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sur les 36 semaines de l’année scolaire, est difficilement concevable.
Mais très vite, dès les premiers jours, ou les premières heures, il est devenu évident que l’institution ne donnait aucun moyen adapté à ses personnels pour assumer cette injonction.
Rien n’a été en effet anticipé : les fonctionnaires de l’Education nationale ont dû faire face à la situation malgré le manque de formation concernant l’utilisation des outils numérique, malgré aussi l’absence de matériel fourni pour assurer cette mission. L’institution a généré une communication contradictoire et angoissante. Et lundi, non seulement l’impréparation, mais aussi le caractère factice de la communication sur le thème « nous sommes prêts » a éclaté au grand jour.
Pour beaucoup de professionnels, l’injonction est devenue « assurer la continuité pédagogique … malgré les déficiences et dérives de notre institution. »

Aussi, les enseignants, les CPE et PSY-EN déploient des efforts d’adaptation colossaux et des trésors d’ingéniosité dans ce cadre, mais sans parvenir à lever une angoisse liée au travail réalisé et à ses conditions. D’une part, car leur éthique s’accommode mal de l’impuissance forcée et de ne pouvoir assumer leur responsabilité face aux élèves. D’autre part – c’est assez patent dans les réactions et témoignages – aussi du fait de l’angoisse de devoir rendre des comptes. Aux parents, aux élèves et à la hiérarchie.
Concrètement, un nombre non négligeable de collègues anticipent l’éventuel reproche de ne pas avoir fait ce qu’il fallait ou de ne pas avoir fait assez. Les situations sont diverses : des collègues n’arrivent pas à entrer en contact avec leurs élèves par les outils professionnels ; d’autres collègues ont assez de compétences pour créer des solutions alternatives mais qui sont le fait d’initiatives individuelles ou de petits groupes ; des collègues envoient des masses de travail à leurs élèves de terminale car on leur dit que le bac sera maintenu, et qu’il n’y a aucune information sur d’éventuels aménagements…

Nombreux sont les enseignants qui craignent d’éventuels reproches alors même que les premiers à devoir rendre des comptes devraient être nos plus hauts responsables.

La continuité pédagogique, la continuité du service public en fait, est une responsabilité de l’Etat, pas la responsabilité individuelle de ses agents. Pour que ces derniers puissent l’assurer, il faut un cadre bien défini et des moyens appropriés.
Certes, nous connaissons une situation de crise qui peut appeler à des modalités exceptionnelles. Mais l’institution ne doit pas présenter comme une modalité normale le fait de se reposer entièrement sur les ressources individuelles de ses personnels, et de créer une pression morale pour obtenir des résultats. Cela ne peut être qu’anxiogène. Les collègues sont déjà dans des situations très diverses et variables face au travail à distance et à l’utilisation du numérique. Le confinement renforce encore ces inégalités.

Un autre risque est une forme d’éclatement des professions. Les professionnels eux-mêmes ont dû mal à intégrer qu’ils sont dans des conditions bien différentes.
Afin de ne pas culpabiliser parce qu’on ne parvient pas à assurer comme on le souhaiterait la continuité pédagogique, afin aussi de ne pas incriminer d’autres collègues, il est nécessaire de se rendre compte de la variété et de l’inégalité des situations concernant :

– Les demandes des hiérarchies directes et la capacité à communiquer avec elle. Les deux extrêmes sont d’un côté un silence de mort et de l’autre des mails quotidiens et des demandes précises.
– Les réactions et la réactivité des familles et des élèves aux travaux et messages envoyés. Là aussi on oscille entre pour certains aucune réponse et des dizaines de réponses quotidiennes.
– La disponibilité physique pour le travail à distance (présence d’enfants, de personnes à charge au domicile ou organisation de déplacements nécessaires pour prise en charge de parents, état de santé personnel…).
– La disponibilité d’esprit ou le stress individuel dans une situation angoissante inédite (calme, inquiétude, angoisse pour soi ou pour des proches…).
– Le soutien moral dans cette situation (par exemple, certains peuvent être bien entourés et d’autres isolés).
– La qualité des réseaux de communication accessibles, selon que l’on se trouve en zone blanche ou que l’on est équipé de la fibre et de la 4G, par exemple.
– La disponibilité et la qualité du matériel informatique (combien de personnes en ont besoin dans le foyer ?).
– La familiarité avec les outils numériques et informatiques et les compétences qu’on a pu développer en ces domaines.
– La connaissance des enjeux et de la législation en matière de protection des données et des droits d’auteur liés à l’usage des plates-formes numériques ou en matière de communication avec des mineurs.

A cette tentative de recension bien partielle,
• Pour les enseignants, on peut ajouter:
– La discipline enseignée.
– Les niveaux enseignés.
– Le nombre de classes et d’élèves en charge.
– Le niveau de prise en compte des difficultés des élèves dans ce travail à distance.
– La capacité individuelle à prendre du recul par rapport aux pressions hiérarchiques.
Voir : Continuité pédagogique pas si simple

• Pour les PSYEN, on peut ajouter :
– Nombre et type d’établissements suivis et la nature du territoire (rural, urbain, politique de la ville…).
– La nature du public (REP, REP+ ou centre-ville), sa familiarité et ses rapports avec les outils numériques et les procédures d’orientation.
– La capacité à assurer le suivi des élèves en rapport avec les procédures d’orientation et des liens avec les enseignants ( par exemple, l’accès aux vœux des élèves pour parcoursup qui passe par les P.P. : si les liens avec le PsyEN sont distendus ce dernier ne peut savoir où en sont les élèves).
– Gravité des situations des élèves suivis laissées en suspens.
– Les sollicitations des établissements du secteur.
Voir : PsyEn EDO en travail à distance ?

Pour les CPE, on peut ajouter :
– L’accès aux outils numériques de vie scolaire et pédagogiques au domicile (possible ou non).
– Le niveau de coordination et de communication possible avec la direction et l’équipe pédagogique.
– La qualité du dialogue avec le chef d’établissement.
– Le type et la taille de l’établissement d’exercice (collège, lycée, lycée général, technologique, professionnel) et le nombre de personnels de vie scolaire.
– Les particularités du public et la nature des relations avec les familles.
– Des problématiques propres à l’établissement ordinairement (ruralité, décrochage, composition sociale …).
Voir : CPE, exercer notre métier en situation de confinement

Conclusion :
Voilà quelques exemples de la réalité des situations et donc des conditions de travail des personnels dans l’exercice de la continuité pédagogique, du moins pour les premiers jours.
Quand le ministère a-t-il exprimé une attention pour ses personnels qui travaillent dans des conditions extrêmement diverses et difficiles pour beaucoup ? Pour le moment, il ne s’en préoccupe pas et attend de tous ses personnels qu’ils surmontent par eux-mêmes et sans aucune aide substantielle les obstacles qui se présentent et dont il est responsable en partie. Il est même un DASEN qui avouait benoîtement lundi 16 mars que dans sa DSDEN on avait essayé d’imaginer comment il serait possible de surveiller le travail à distance des enseignants… pour ensuite y renoncer. Bienveillance ? Confiance ? Incapacité technique ?
L’accumulation de plusieurs éléments gênant ou empêchant le travail peut très facilement transformer l’injonction de la continuité pédagogique en injonction paradoxale. On pourrait même dire que le manque de continuité des connexions des outils institutionnels suffit. Les paradoxes ne peuvent être résolus, du moins pas efficacement, et dans le monde du travail les injonctions paradoxales sont une source de souffrance.
Et, comme nous l’avions indiqué, les collègues se retrouvent isolés en grande partie pour répondre aux dilemmes et difficultés inédits qu’ils rencontrent.
Tout ce contexte est donc générateur de risques pour la santé psychique des personnels. Et la crise sanitaire ne suspend pas la responsabilité de l’employeur.
Commençons par prendre clairement conscience, collectivement, qu’il s’agit d’une situation sans précédent qui nécessite un temps d’adaptation, mais qui demande aussi à être analysée avec lucidité. À l’impossible nul n’est tenu, surtout quand les situations personnelles sont aussi dissemblables.


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