S. Joshua et C. Félix, Revue Française de Pédagogie, n°141, octobre-novembre-décembre 2002, 89-97 (L’intégralité de l’article est disponible ici.

L’objectif de l’article est d’aborder la question du travail à la maison par le biais de la didactique et non par celui des méthodes générales de travail. Il est issu d’une étude menée en collège par Christine Félix en mathématiques et en histoire. La conclusion est que ce n’est pas la nature des gestes effectués lors du travail personnel ou leur fréquence qui permettent de rendre compte des différences d’activités entre élèves (classés comme « bons », « moyens », « faibles ») mais que ces différences sont à chercher dans la nature des objets travaillés à la maison et dans la relation de cette nature avec celle attendue en classe. On peut ainsi parler de « système didactique auxiliaire » (le travail à la maison) et de « système didactique principal » (le travail en classe). Les « bons » élèves sont capables de lier fortement les deux et le font d’une façon adaptée aux disciplines considérées.
Sur le plan théorique, cette analyse s’appuie sur le concept de milieu pour l’étude de Guy Brousseau (1988), adapté à l’objet de la recherche.

Qu’est-ce qu’un milieu pour l’étude ?

Comment les novices s’approprient-ils des savoirs ? Ceux-ci peuvent être appris dans le cadre de l’autodidaxie (limitée), soit grâce à une aide à l’étude. Dans l’institution scolaire, celle-ci est concrétisée par un programme d’étude qui élémente les savoirs et définit la succession de ceux que les élèves doivent s’approprier, comme un « chemin pour l’étude ».

Cependant, il est rare que le temps didactique institutionnel corresponde au temps de l’apprentissage individuel. De fait, pour garder la métaphore du chemin, celui-ci comporte un nombre restreint de balises. Or les savoirs mobilisés par les apprenants sont toujours en nombre plus important. Si l’on multiplie les objets didactiques, on tendra à rapprocher les deux mais ils ne se superposeront jamais et les élèves doivent trouver les voies pour passer d’une balise à l’autre, « faire leur chemin ». Ainsi, l’aide à l’étude ne remplace pas l’étude elle-même et l’investissement de l’élève dans celle-ci. Cet investissement possède une forme publique mais également privée. Toutefois, la dimension sociale est présente dans la forme privée de l’investissement des élèves puisque les règles sociales établies en classe continuent à agir en l’absence du professeur et en dehors de la classe.

L’aide à l’étude a donc comme caractéristique essentielle d’indiquer les éléments à étudier et leur organisation dans le temps. Toutefois, elle ne se limite pas à l’énoncé et au traitement des objets didactiques, elle offre aussi l’espace où peut se développer l’investissement personnel des élèves pour leur étude. Le triptyque « élève-professeur-savoir » se déploie dans un milieu (au sens géographique) pour l’étude. Cette dernière consiste à explorer, s’approprier, maitriser cet « espace ».
Dans ce milieu pour l’étude on trouve des objets de savoir qui se sont stabilisés durablement et se sont « naturalisés » et d’autres qui sont plus labiles et qui sont la base des enjeux cognitifs dans l’enseignement.

Les caractéristiques du milieu pour l’étude :

On part du principe d’une vision systémique de l’environnement dans lequel on compte les objets présents qu’ils soient matériels-physiques (tableau, stylo, ordinateur), des objets de savoirs (un théorème) ou même sociaux (le genre des élèves). Tous ces objets interagissent. Certains traits de l’environnement sont pérennes mais le milieu — qui intègre le contrat didactique — ne se limite pas à l’environnement stable, sinon il n’y aurait pas de place pour de nouveaux apprentissages.

Or les apprentissages nouveaux nécessitent que certains éléments de l’environnement soient remis en cause : on crée une nouvelle relation à un objet de savoir, que l’on aborde à l’aide de savoirs anciens. On crée donc de l’ignorance là où il n’y en avait pas, on modifie l’environnement et on renouvelle le milieu. On peut considérer celui-ci comme un « milieu à trous » puisqu’il comporte une ignorance à combler. L’objet de l’enseignement est de combler les trous, de rebâtir un environnement stable qui sera lui-même remis en cause, etc.

Cependant, le milieu n’est qu’en partie renouvelé, les éléments pérennes restent dominants. Dans ce milieu nouveau se trouvent les objets ignorés que l’on veut faire travailler, les « trous » que l’on va combler. Par ailleurs, certains « trous » seront laissés en dehors du milieu et ne seront pas abordés. Ces objets, écartés du milieu d’étude, sont potentiellement en nombre illimité. Enfin, il est clair que l’on ne maitrise pas a priori la « chaine de trous » que l’on importe dans le milieu lorsqu’on aborde un nouvel objet d’enseignement. Les objets de savoirs ne se dissocient pas toujours facilement les uns des autres et on ne peut pas délimiter complètement a priori les objets et les rapports à ceux-ci que l’on désire traiter.

Par conséquent, le milieu ainsi défini est une construction, qui est différente selon que l’on est maitre ou élèves. Ces derniers peuvent importer avec eux, dans le milieu, des objets et des rapports non souhaités, des « trous » qui n’ont pas été prévus par le maitre et qu’il faudra combler au préalable. Ainsi, une part importante du temps de l’enseignement consiste à co-construire le milieu entre professeur et élèves, à se mettre d’accord sur les « trous » qu’il contient et qu’il convient de combler. C’est une base indispensable.

Pour rendre plus explicite cette notion de milieu, on peut avoir recours à une analogie avec un enclos. A l’intérieur se trouve tout ce qui est convenable pour bâtir des apprentissages nouveaux (des éléments stabilisés et des « trous). Si l’enclos est trop petit, il apparaitra comme une prison et la prise de sens quant aux objets nouveaux sera empêchée ou difficile. S’il est trop grand, il contiendra trop de trous ingérables et l’enseignement perdra du sens. Ainsi, il faut se pencher davantage sur la qualité (la nature des « trous » nouveaux et leurs rapports aux autres savoirs) que sur la quantité.

Les frontières de cet enclos sont poreuses. Le milieu n’est pas co-construit définitivement. Les frontières se renégocient sans cesse car des « trous » ou des objets parasites peuvent toujours apparaitre. Cette négociation fait partie intégrante de la construction du sens des objets traités.

Le travail à la maison comme « système didactique auxiliaire »

Comment évolue le milieu, à la maison, hors de la vue de l’enseignant ? En 2001, Félix a montré qu’au collège, ce travail reste lié aux types de contrats didactiques présents en classe, différents selon les matières. Il se présente comme un « système didactique auxiliaire » du système didactique principal en classe. Les positionnements différents des élèves dans la classe (« forts » et « faibles ») sont une base importante d’interprétation du travail à la maison. On s’intéresse ici à la part de responsabilité de l’élève dans le travail pour combler les « trous », à la reconstruction par l’élève d’un environnement auxiliaire à partir de celui qui a été co-construit en classe entre l’enseignant, le savoir en jeu et les élèves.

Quel milieu pour le travail à la maison ?

Des entretiens avec des élèves portent sur leur travail personnel à la suite d’une leçon de mathématiques, en préparation du contrôle. Deux élèves « forts » : l’un relit les règles, les formules, les apprend par cœur, l’autre regarde les exercices puis les relit « je réfléchis comme si j’étais en train de le faire à l’écrit en cours… mais de tête ». Dans les deux cas, ces élèves décrivent essentiellement ce qui se passe en classe, des pratiques de travail en situation de classe. Ainsi, dans l’espace public de l’étude, la classe, ces élèves acceptent la part de responsabilité qui leur incombe, ils entrent dans les activités proposées par l’enseignant, ses formulations, etc. Ils importent ce milieu, construit dans le système didactique principal, dans le système auxiliaire (à la maison). Le travail personnel leur sert à « labourer l’enclos » pour reprendre l’analogie, à en « explorer les recoins ». Ainsi, pour les bons élèves, il apparait que l’essentiel de l’étude se déroule en classe. Ils sont capables, à la maison, de reconstruire un milieu légèrement différent, de sauter des étapes de raisonnement dont ils ont compris qu’elles servent d’étayage pour d’autres élèves. D’une certaine façon, ces élèves poursuivent seuls le travail d’institutionnalisation. Pratique en classe et pratique personnelle de la discipline s’inter-alimentent et conduisent ces élèves à une forme d’expertise. Ils maitrisent le milieu et ses frontières.

Le discours des élèves « faibles » est proche du discours institutionnel en matière d’obligation scolaire mais peu tourné vers ce qui se passe en classe. Leur travail à la maison ne se réfère pas à la pratique de classe mais aux règles formelles du contrat didactique (apprendre des formules, faire des exercices…). Les techniques ne sont pas « routinisées ». Ils n’ont importé qu’une partie du milieu et celui-ci n’est pas assez protégé (trop de « trous », les limites n’ont pas été assez négociées pour eux ou ils ne les ont pas entendues). L’enclos dans lequel ils travaillent est trop vaste.

L’examen des entretiens concernant le travail personnel en histoire révèle des différences importantes avec celui en mathématiques. Certes, les « bons » élèves ont des techniques de lecture et de mémorisation qui s’appuient sur les pratiques de classe mais c’est le seul point commun avec les mathématiques. Leurs propos montrent la place très importante du travail personnel de l’élève dans l’organisation d’un milieu pour l’étude de l’histoire à la maison, même s’ils y convoquent les pratiques de classe. A la maison, il doit comporter des gestes d’études permettant de poursuivre, prolonger, un travail qui parfois a été seulement amorcé en classe. Les « bons » élèves s’adaptent mais c’est plus compliqué pour les élèves « faibles ». Même s’ils comprennent que l’essentiel de l’étude de l’histoire ne se déroule pas nécessairement en classe, s’ils travaillent à recopier des biographies ou des résumés, ils ne perçoivent pas l’organisation complexe qui consiste à passer de l’analyse d’un document (faite en classe) à la production d’une synthèse (souvent à produire à la maison). S’ajoute à cela le sentiment qu’on « ne peut pas réviser car on ne sait jamais sur quoi ça va tomber ». L’obligation de travailler se traduit par l’obligation de construire un autre milieu pour l’étude que celui de la classe. Il leur est difficile d’établir un rapport entre le travail public fait en classe et le travail fait à la maison. Leurs difficultés viennent parfois davantage du fait qu’ils ne reconstruisent pas à la maison le milieu adéquat pour l’étude de l’histoire que de leur absence ou leur insuffisance de travail.

Conclusion :

L’insistance sur l’individualisation de l’enseignement comme remède à la difficulté peut être contreproductive si elle ne s’intéresse qu’à l’état présent de l’élève en difficulté, sans chercher à lui donner un milieu adéquat pour l’étude de façon plus générale.

Si la difficulté n’est pas résolue dans le système didactique principal, elle le sera difficilement dans le système didactique auxiliaire, dans la mesure où les deux sont imbriqués. La notion de milieu pour l’étude apparait intéressante car elle fonde vraisemblablement des différences entre enseignants expérimentés et novices. Il est fondamental de savoir co-construire avec sa classe ce milieu : quels « trous » proposer, lesquels mettre à l’écart, quelles interrogations d’élèves écouter ou ignorer, c’est affaire d’expérience.

Les milieux auxiliaires à bâtir et leur nature dépendent des disciplines. En mathématiques, les marges de manœuvre pour bâtir ce milieu à la maison sont restreintes. En histoire ou en littérature les marges sont plus importantes et laissent davantage de jeu entre les deux systèmes didactiques.

Groupe Lettres du SNES-FSU, juin 2017

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