Tableau de Jean Huber, Un dîner de philosophes, 1772, Voltaire Foundation, Oxford.

Un formatage appauvri, indexé aux programmes en vigueur en lycée

Le contenu du programme pour le concours est un simple décalque des programmes actuellement en vigueur en lycée : on n’y trouve en effet qu’un copié-collé des questionnements, dans les mêmes termes. Or les programmes de lycée ne couvrent absolument pas toute l’ampleur et l’étendue de la recherche des disciplines constitutives, ils manquent d’actualisation et comportent de nombreux biais idéologiques. D’autant plus depuis la rentrée 2024, avec l’instauration d’ « allègements » sans débat avec la profession : les élèves n’entendent déjà plus parler de sociologie de l’éducation, de justice sociale et de la protection sociale, ou encore… des crises financières. De même, de nombreux autres domaines de recherche n’étant pour l’instant pas enseignés en lycée, ils ne sont pas intégrés au référentiel.

Si les attendus pour le concours sont donc indexés aux programmes en vigueur, les attendus de fin de formation (M2) sont réduits à… la capacité de mettre en œuvre les programmes de lycée ! Peut-on sérieusement parler ici de formation professionnelle ? La seule ambition du ministère, pour former les futur·es enseignant·es, semble être en réalité de formater des personnels qui seront simplement en mesure d’appliquer des programmes de lycée dont on semble croire qu’ils sont là pour l’éternité… Ou alors, faudra-t-il refaire les référentiels du concours à chaque changement de programme ? Et reformater les enseignant·es à cette occasion pour les remettre à jour ?

Enfin, comme l’inspection générale de SES le fait depuis plusieurs années maintenant, le ministère affirme que les SES se fondent uniquement sur la science économique, la sociologie et la science politique. On pourra rappeler que, si ces trois domaines sont au cœur de la discipline, les SES ont pendant très longtemps mobilisé des savoirs issus d’autres champs des sciences sociales, notamment l’ethnologie, l’anthropologie, le droit et la démographie. Le texte du ministère est une réaffirmation de l’appauvrissement du contenu des SES par l’éviction de ces domaines de savoirs pourtant très formateurs pour les élèves.

L’indigence du contenu de formation proposé, paresseux copié-collé des programmes de lycée, est en tout cas effarante. Mais peut-être pas aussi effarante que la redéfinition obscurantiste de la discipline qui est proposée.

Une redéfinition effarante de l’identité de la discipline

D’après ce référentiel, « l’enseignement repose essentiellement sur l’étude des fondamentaux des trois sciences » qui constituent les SES. L’objet de la discipline « n’est pas la présentation de débats, qu’ils soient de société ou théoriques, ni la participation des élèves à ce type de débats qui sont souvent réducteurs et facteurs de relativisme. ». Ces affirmations laissent pantois, mais sont en réalité extrêmement inquiétantes.

Que sont les « fondamentaux des trois sciences » ? Le document ne le dit pas. Mais la remarque sur le risque de « relativisme » nous fait comprendre qu’il s’agirait de vérités scientifiques absolues, incontestables, partout et toujours vraies, ne souffrant aucune forme de discussion. Quelles sont ces vérités absolues qu’il est interdit de discuter ? Le référentiel a la prudence de ne pas s’avancer, mais on aimerait vraiment le savoir. S’agit-il, par exemple, de l’efficacité du marché pour l’allocation des ressources ? S’agit-il de « l’indiscutable » supériorité du libre-échange sur le protectionnisme ? Ou alors, le ministère veut-il indiquer, par exemple, qu’il est indiscutable que la lutte des classes soit le moteur de l’histoire ?

Les choses sont en fait plus graves. La référence à des fondamentaux implicitement absolument vrais, l’interdiction de la présentation des débats théoriques entre économistes, sociologues, politistes, et la crainte du « relativisme », traduisent en réalité une incompréhension radicale, et particulièrement inquiétante quand il s’agit de former aux références du savoir enseigné en lycée, de ce qu’est une science. Il faut en effet être très ignorant en matière d’épistémologie pour s’imaginer que la science produirait des vérités absolues (des « fondamentaux »), et que les débats théoriques entre scientifiques déboucheraient sur du « relativisme ». Mais apparemment, le ministère n’est pas au courant que la science se construit dans le débat, la discussion, la dispute, la critique entre scientifiques ; que les vérités scientifiques sont toujours relatives (à un cadre d’analyse, à un contexte, à une démarche expérimentale, etc.) ; et que, si on s’en tient à une épistémologie très libérale, ce qui en fait des vérités scientifiques, c’est justement leur caractère « falsifiable », c’est-à-dire « réfutable » (mais si elles sont réfutées, c’est bien dans le cadre de débats, de critiques…).

Les sciences sociales ont la spécificité d’être pluri-paradigmatiques, ce qui rend d’autant plus aberrante la proposition de supprimer le débat et de ne pas enseigner cette dialectique qui est inhérente à la construction des savoirs en sciences sociales. Veut-on former des singes répétiteurs ou de vrais enseignant·es capables de comprendre comment les connaissances enseignées ont été construites et de connaître leur champ de validité et leurs limites ? Transmettre la capacité à mettre en relation différentes théories, c’est mettre en œuvre, chez les élèves une démarche scientifique, et ne pas se limiter à en parler.

À bas les débats !

Ignorant comment fonctionne une science, le ministère a donc apparemment pour ambition de faire partager son ignorance aux futur·es enseignant·es, et aux élèves. La redéfinition de l’identité des SES n’aboutirait donc en rien à former les élèves de manière plus rigoureuse et plus scientifique : faire cela, ce serait au contraire montrer aux élèves que la science est intrinsèquement fondée sur le débat. Et ce qui est vrai de toute science l’est encore plus des sciences humaines, mais apparemment le ministère n’est pas non plus au courant des nombreuses réflexions menées depuis des décennies sur les spécificités de ces sciences.

Enfin, comme il ne suffit pas d’interdire d’enseigner les débats théoriques (qui seront quand même enseignés… aux futur·es professeur·es, mais pour quoi faire ? On n’est pas à une incohérence près), il faut aussi se garder d’aborder des « débats de société » avec les élèves. Outre l’affirmation implicite que les SES ne devraient surtout pas contribuer à former l’esprit critique des élèves, futur·es citoyen·nes, il s’agit là aussi d’un manifeste d’obscurantisme didactique. Le ministère a en effet l’air de croire que les « débats de société » seraient des « discussions de café du commerce », et trahit là sa méconnaissance profonde de la réalité de ce que font les professeur·es qui sont censé·es être sous sa responsabilité. Car aborder les programmes en classe sous l’angle de « débats de société », c’est d’une part susciter l’intérêt des élèves, mais c’est surtout contribuer à les former à une argumentation sérieuse, rigoureuse, respectueuse des faits, consciente de ses angles morts, etc. Car les « débats de société » sont justement l’occasion de faire prendre conscience aux élèves de l’utilité des savoirs en sciences sociales. C’est leur apprendre à argumenter sur la base de faits solides et étayés. C’est leur apprendre à reconnaître le cadre théorique de leurs interlocuteurs, et à prendre conscience du leur (et de ses limites). Bref, c’est faire un usage à la fois scientifique et citoyen des savoirs issus des sciences économiques et sociales.

L’avis du SNES-FSU

Le SNES-FSU s’oppose catégoriquement à ces orientations délétères pour la discipline, les futur·es professeur·es et les élèves. Il demande une réécriture des fondements comme des détails de ce référentiel de formation.

Le SNES-FSU a immédiatement sollicité une audience auprès du ministère et de l’IG afin de remettre à plat ce projet.


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