Une stratégie bien confuse

La Stratégie du numérique pour l’éducation1, dans l’héritage des précédents rapport du même genre2, est une suite de propos sinueux voire contradictoires. Ainsi, alors que le document appelle à sensibiliser les élèves à « la protection des données personnelles », pas une seule fois il ne souligne le danger représenté par les industriels du numérique qui fondent pourtant leur modèle économique sur la prédation des données (notamment de nos élèves). Pis encore : pas une fois fois il n’est fait mention du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), cadre légal européen pourtant bien timide. Comment dès lors ne pas s’inquiéter de la volonté répétée d’un « partage des données scolaires » entre acteurs publics et privés ?

Le fruit d’une étrange concertation

La SNE est présentée comme l’aboutissement d’une vaste et longue concertation. La réalité est bien éloignée, comme le démontrer un calendrier éloquent :

  • le 27 janvier 2023, le Ministre présente publiquement la SNE via communiqué de presse et le met en ligne à la même date3 ;
  • le 15 juin 2023, près de six mois plus tard, la SNE est enfin présentée au Conseil Supérieur de l’Éducation (CSE).

Six mois sont donc écoulés entre la présentation du document par le MEN à la presse et sa discussion devant une instance consultative ! Voilà une magnifique forme de co-construction a posteriori, dont on s’étonne plus tant elle est devenue une pratique ministérielle courante.

Le document insiste pourtant et précise, en note de bas de page, que cette consultation s’est faite notamment sous « la forme d’échanges lors des événements Ludovia ou Educatech expo ».

Educatech ou les noces du Ministère et du marché

Il y a plus de 25 ans en effet, des « professionnels du numérique éducatif » ont lancé Educatech, foire à la gloire du privé pour « construire collectivement le futur de l’éducation ». Des entrepreneurs privés devraient être illégitimes à donner leur avis sur le fonctionnement quotidien du service public d’éducation. Mais ils peuvent hélas compter sur une bonne partie de l’institution, qui s’évertue depuis des décennies à construire cette légitimité.

Ainsi, lors de la session 2022 d’Educatech, est organisée une plénière intitulée « Partage de la vision stratégique du numérique pour l’éducation ». Elle a lieu le 30 novembre, soit deux mois avant la publication de la SNE, et huit mois avant sa « discussion » avec les représentants du personnel. Cette table ronde rassemble «tous les acteurs les plus importants (sic) de l’éducation » : Audran le Baron, Directeur du Numérique Educatif (DNE), une représentante des collectivités territoriales4, la présidente de l’Association Les éditeurs d’éducation et enfin la présidente du lobby EdTech France5.

Des enseignant·es ? Non, pas d’enseignant·es, ni d’autres personnels de terrain, au mieux confiné·es au statut de « bénéficiaires » ou encore « d’utilisateurs » du numérique6.

Time is money

Ce 30 novembre 2022, Ministère, EdTech, éditeurs et collectivités se tutoient et se congratulent à l’idée « d’alléger les tâches » des enseignant·es grâce au numérique. Ainsi, l’éditrice nous explique que le cœur de son métier est « d’élaborer des cours », tâche « bien trop lourde » pour les enseignant·es qui ont pour principale mission, à ses yeux, de « différencier ».

Les intervenant·es s’accordent sur la nécessité de construire un « temps long ». Temps long vital pour les enseignant·es et les élèves ? Peut-être, mais surtout pour les « acteurs de l’éducation » qui lancent depuis la tribune : « Nous avons besoin de ce temps long, nous sommes des entreprises privées et nous devons planifier nos investissements » ! Lors de cette table ronde, collectivités, éditeurs et EdTech sont donc réunis autour du DNE pour lui demander la même chose : des garanties financières, la certitude de profits à venir. Et c’est de ça qu’ils ont discuté depuis le printemps, entre « acteurs ».

Un marché prometteur

C’est ici que le projet de « compte-ressources » joue un rôle central. L’idée est simple et séduisante : les enseignant·es, individuellement ou en équipe, auront, via leur ENT, un accès direct à un ensemble de ressources qu’ils pourront choisir à leur guise, de manière sécurisée. Au bonheur des enseignant·es ? Pas seulement : comme l’affirme sans détours A. le Baron, ce compte-ressources permettra « d’entretenir le marché de l’EdTech qui va pouvoir continuer d’innover en continuant d’avoir des budgets d’innovation et de R&D qui s’appuieront sur l’achat de ressources pérennes et stables par les enseignants »7.

Vendre partout, beaucoup, à toutes et tous…. Si on y regarde bien, les « acteurs » de la SNE semblent en être les premiers et seuls véritables « bénéficiaires ». Quant aux élèves, aux parents et aux enseignant·es, ce sont avant tout des client·es.

Le SNES-FSU restera vigilant

Il faut noter pour terminer que la présentation de la Stratégie du numérique pour l’éducation en juin 2023 au Conseil supérieur de l’éducation a entraîné la demande de certaines organisations, dont le SNES-FSU, de ne pas être oubliées dans les futures « concertations ». Ainsi ces dernières sont-elles invitées à une série « d’ateliers » pour échanger à l’approche des « 1 an » de la stratégie, ceci afin « d’ajuster » certaines actions. Le SNES-FSU sera vigilant dans ces ateliers sur la défense du service public et de ses métiers.

N.B. : Une version plus longue (plus argumentée et plus documentée) de cet article peut se retrouver sur le blog « Pratiques professionnelles » du SNES-FSU, à l’adresse suivante : https://pratiquesprofessionnelles.blog.snes.edu/2023/11/26/les-enjeux-de-la-strategie-du-numerique-pour-leducation-2023-2027/


1 On la trouve en version intégrale, ainsi que sous la forme plus synthétique d’un rapide document de trois pages, sur la page suivante : https://www.education.gouv.fr/strategie-du-numerique-pour-l-education-2023-2027-344263

2 Un des premiers rapports est celui de MM. Claude Pair et Yves Le Corre, remis à Alain Savary le 15 octobre 1981 qu’on trouve ici https://edutice.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/940669/filename/h81_Pair-Le-Corre.htm. De nombreux autres rapports ont suivi, comme celui rédigé à la demande de V. Peillon intitulé « La structuration de la filière du numérique éducatif : un enjeu pédagogique et industriel », rédigé en 2013 et qui parle déjà de « stratégie numérique » du MEN. Plus récemment, voir ceux de M. Fourgous en 2010 ou encore de F. Taddei en 2017.

3 https://www.education.gouv.fr/renforcer-les-competences-numeriques-des-eleves-et-developper-l-usage-des-outils-numeriques-pour-la-344275

4 https://www.data.gouv.fr/fr/organizations/avicca/

5 https://edtech-capital.com/interview-anne-charlotte-monneret-directrice-generale-edtech-france

6 C’est net aussi dans l’interview accordée par Audran Le Baron à Ludovia dans le cadre de Educ@tech : https://www.youtube.com/watch?v=hxjZz9hIiaY

7 Voir note précédente.

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